L’invité du général
Le mercredi 1er février, un journaliste de l’agence France-Press voit sortir, avec précipitation, M. Tahar Belkhodja, nouveau chargé d’affaires de Tunisie à Paris, de la réception à l’Elysée du corps diplomatique. Il lui demande : « Y a-t-il quelque chose de nouveau, monsieur le Chargé d’affaires ?
– Plutôt, oui ! répond M. Belkhodja, pour mon entrée en fonctions, il m’arrive la chose qui sera sans doute la plus importante de ma carrière.
Une telle réflexion a de quoi allécher un journaliste chargé de « couvrir » l’Elysée. En faisant son métier, qui consiste souvent à prêcher le faux pour savoir le vrai, le rédacteur de France-Presse finit par apprendre – ailleurs – la vérité : le général de Gaulle vient d’informer M. Tahar Belkhodja qu’il serait heureux de recevoir le président Bourguiba. La nouvelle est énorme. Le rédacteur détient ce qu’en terme de métier on appelle un « scoop » (1). Va-t-il le livrer ? Après un moment de tentation, le journaliste décide de prendre conseil. Aussitôt informés, les services de l’Elysée se déchainent : il s’agit d’un secret d’Etat, le journaliste doit absolument le garder. A regret, il le garde : pendant quarante-huit heures il sera parmi les cinq personnes qui sont en France au fait de l’invitation.
M. Tahar Belkhodja, lui, est rentré à l’ambassade de Tunisie, rue Barbet-de-Jouy, face à l’archevêché. Dans ce même hôtel particulier où le général de Gaulle, avant son retour au pouvoir, avait envoyé l’un de ses collaborateurs saluer M. Masmoudi, ambassadeur rappelé à Tunis après le bombardement de Sakiet en février 1958, il y a exactement trois ans.
La rencontre de Nouakchott
Le chargé d’affaires fait chiffrer le télégramme qui est transmis à Tunis, jeudi 1er février, en fin de matinée, M. Bourguiba apprend que le général de Gaulle souhaite le rencontrer et qu’il a été « particulièrement aimable ». A ce moment précis, ni à Tunis ni à l’ambassade de Tunisie à Paris, on ne croit à la nécessité du secret. Après tout, l’invitation a été formulée et si les deux chefs d’Etat doivent se rencontrer, cela se saura. Pourtant, on décide de ne pas en faire état. Une interview est accordée par le président Bourguiba à l’hebdomadaire « Afrique –Action » le jeudi à 11 heures, mais il est entendu qu’elle ne paraîtra que le dimanche.
Le Quai d’Orsay, de son côté, n’informe même pas M. Raoul Duval, chargé d’affaires français à Tunis, alors qu’un ministre tunisien lui demande, vendredi, de régler les détails du voyage, il pense qu’il s’agit d’une méprise et câble à Paris en ce sens.
Mohamed Masmoudi, ministre de l’information, ancien ambassadeur en France, est, évidemment, de ceux qui « savent ». Non point seulement d’ailleurs du fait de sa position auprès de M. Bourguiba mais parce qu’il est question depuis quelques mois de lui offrir un ministère itinérant, une sorte d’ambassade extraordinaire et ambulante auprès des pays où M. Bourguiba veut exercer une action politique particulière. Or il vient, précisément d’être invité en Chine. Il se prépare à s’y rendre. Va-t-il le faire ? Depuis une semaine, M. Bourguiba hésitait à se préparer de Mohammed Masmoudi à un moment où Paris redevient si décisif. Les relations étroites et nombreuses que l’ancien ambassadeur a nouées dans tous les milieux en France n’ont jamais été aussi précieuses. Lorsque arrive le télégramme de Tahar Belkhodja, la décision est prise : avant de se rendre en Chine, Masmoudi ira à Paris en mission. Déjà, on fait demander pour lui une audience au général de Gaulle. Vendredi à midi, c’est-à-dire le 3 février, on croit la demande parvenue à l’Elysée et on attend.
Le retour de Ferhat Abbas
Samedi matin, la réponse n’est pas parvenue. Les milieux tunisiens se posent des questions. Les ennemis du général de Gaulle ne voudraient-ils pas saboter la rencontre en retardant la procédure ? Il ne s’agit pas de M. Michel Debré : le Premier ministre a rencontré M. Masmoudi à Nouakchott pour les fêtes de l’indépendance de la Mauritanie et il s’est comporté comme un vieil ami de la Tunisie et de Bourguiba. Mais on a vu d’autres exemples. Un collaborateur de M. Michel Debré ne s’acharne-t-il pas contre un hebdomadaire tunisien cher à M. Masmoudi ?
Il y a plus : les Algériens – ceux du moins qui sont à Tunis – réclament du temps. Ils voudraient que rien ne soit fait avant le retour de Ferhat Abbas et de Belkacem Krim.
D’urgence, on précipite le retour d’Indonésie du premier, et de Bagdad, où siège la réunion de la Ligue Arabe, du second. Une certaine tiédeur se manifeste chez les Algériens. Les questions précises qui leur avaient été posées ces derniers jours les avaient amenés à envisager comme possible sinon prochaine une rencontre de Gaulle-Abbas. Que signifie dans ce contexte l’invitation à Bourguiba ? Certains craignent une diversion, nue nouvelle manœuvre dilatoire. Bourguiba, qui s’est toujours impatienté devant la nécessité où se trouvent les membres du G.P.R.A, de se consulter très longuement, voudrait, lui, brûler les étapes. Il a le sentiment que le temps est compté.
Plus exactement, aux yeux du Président tunisien, le temps joue en faveur des partisans de la politique du pire : des ultras français qui préfèrent la catastrophe à une solution négociée ; des ultras africains qui estiment que la guerre d’Algérie favorise l’insertion des pays de l’Est et augmente les chances des révolutions intérieures ; de ses adversaires à lui, Bourguiba, qui se trouvent au Maroc, au Caire, peut être aussi à Conakry et à Moscou. Depuis longtemps il estime que le printemps 1961 est fatidique. Depuis longtemps aussi – et bien qu’il rende régulièrement hommage au général de Gaulle – il s’irrite des atermoiements et des retards du président français. Alors il décide de forcer l’évènement de lier de Gaulle à son invitation, et de démobiliser par l’attente de la rencontre les extrémistes à l’affût. Il décide de donner le feu vert à « Afrique-Action » et au correspondant du « New York Times », Tom Brady : la nouvelle de l’invitation sera rendue publique.
Ce même samedi à 16 heures, on ne trouve nulle trace à l’Elysée d’une demande d’audience pour M. Masmoudi. Après enquête faite, il apparaît qu’il ne s’agit que de négligence purement technique. Mais Tunis l’ignorait. En tout cas, à 7 heures du soir, M. Doty, directeur des bureaux parisiens du « New York Times », reçoit l’information de Tom Brady ; trois heures plus tard, le correspondant d’Europe N°1 à Tunis donnera lecture des révélations de l’hebdomadaire « Afrique-Action », dont le premier numéro vient de sortir des presses. En l’apprenant, un haut fonctionnaire de l’Elysée commente : « cette publicité prématurée nous contrarie. »
Pourquoi ? S’agit-il simplement du respect des usages diplomatiques qui veulent que l’invitant et l’invite se mettent d’accord pour annoncer une invitation ? Pas seulement. Le raisonnement de l’Elysée est exactement le contraire de celui de Tunis : on ne veut pas alerter trop tôt les forces qui ont intérêt à ce que la rencontre n’ait pas lieu. Le précédent marocain est présent à la mémoire du général de Gaulle. Ce que de Gaulle veut faire aujourd’hui avec Bourguiba, il voulait le faire, il n’y a pas si longtemps, avec son « ami personnel » le roi Mohammed V, Compagnon de la Libération.
Il y a autre chose. Evidemment, au cours de la rencontre prévue avec Bourguiba, de Gaulle se propose de faire un tour d’horizon algérien. Mais on ne souhaite pas, à l’Elysée, que cela soit dit expressément. D’abord, parce que de Gaulle a trop souvent dit que l’affaire algérienne ne regarde que les Français et les Algériens. Ensuite, parce qu’il se peut très bien que cette rencontre ne soit pas féconde : il ne convient donc pas de faire naître des espérances qui seraient déçues.
De la grande stratégie
A Tunis, d’ailleurs, on n’a pas manqué du préciser que Bourguiba n’irait à Paris que si sa rencontre avec de Gaulle était bien préparée et débouchait sur des résultats. Dès que la tiédeur des Algériens fut perceptible, Bourguiba montra qu’il ne s’estimait investi d’une mission que pour autant que le F.L.N. l’en chargerait avec netteté. En même temps, c’était pour le chef d’Etat tunisien l’heure de la grande stratégie. Il se rendra à Paris au moment où il renouera avec Le Caire. Il dit à Kennedy :« Prenez vos distances à l’égard du Colonialisme. »
Mais en même temps il accepte l’aide soviétique pour quelques barrages et il envoie une mission en Chine. Il a boudé lit conférence de Casablanca, mais il envisage d’inviter Sekou Touré. Bref, il veille sur cet équilibre instable dans lequel sont contraints de s’installer dangereusement tous les chefs d’Etat africains. Et s’il veut bien courir le risque d’être l’homme d’une solution algérienne après avoir été celui de la Solution tunisienne, encore faut-il qu’il n’y ait pas contre lui trop de Ben Youssef, c’est-à dire trop de rivaux extrémistes et intransigeants.
Cela dit, que peut-on attendre, si elle a lieu, de cette rencontre ? Le choc psychologique n’est pas à minimiser. Il y a deux ans, il y a six mois encore, une bonne partie de l’opinion publique française estimait que sans Bourguiba il n’y aurait plus da F.L.N. Le voici aujourd’hui invité à l’Elysée. Depuis l’indépendance des deux anciens protectorats, aucun chef d’Etat nord-africain n’avait osé – du fait de la guerre d’Algérie – renouer aussi spectaculairement avec la France. Le général de Gaulle connait l’opinion de M. Bourguiba : ce dernier a installé sur le sol de sa propre patrie le gouvernement en exil de ceux qu’il considère comme ses frères de langue, de race et de religion. Sur les méthodes, le bourguibisme est sans doute une tactique de modération ; sur les principes, l’intransigeance est, au contraire, sa marque. Mais M. Bourguiba a cet avantage aux yeux du général de Gaulle, qu’il est ira chef d’Etat en titre et ira homme d’Etat par ses qualités.
Deux « élus »
Les deux hommes ne sont certes pas faits pour s’entendre, s’ils ont chacun de quoi s’estimer réciproquement. Leurs ressemblances les sépare plus que leurs différences. Ils s’estiment. Leurs ressemblances les séparent tinés ; tous deux, ils parlent d’eux-mêmes à la troisième personne (ce qui faisait dire à un Algérien que pendant le tête-à-tête ils seraient quatre). Chacun d’eux ne fait confiance qu’à soi-même, s’ennuie dans la politique intérieure, aime voir loin et grand, et une fois l’objectif arrêté – ou du moins une fois la vision reçue – ne prend conseil de personne. Leurs ressemblances s’arrêtent là, mais elles ne rendent pas les choses d’autant que certaines différences peuvent augmenter encore les distances entre le gentilhomme castillan et l’acteur très commedia dell’arte, le rapport ne sera pas simple…
Il reste que ces derniers temps le général de Gaulle a, paraît-il, souvent – et parfois publiquement – loué la sagesse et l’autorité avec lesquelles M. Bourguiba menait son petit pays, l’habileté avec laquelle il naviguait aux frontières mêmes des eaux occidentales, le réalisme dont il faisait preuve en politique africaine. Le dernier discours de M. Bourguiba sur les règles d’or de la décolonisation (la troisième de ces règles étant qu’une catastrophe arrivait aux pays colonisés lorsque la rupture avec le pays colonisateur était trop brusque) a été particulièrement apprécié à l’Elysée.
Quoi qu’il en soit, après un tour d’horizon sur Bizerte, les litiges franco-tunisiens, la décolonisation et l’Occident, il faudra bien en arriver ) parler avec précision de l’Algérie. Comment de Gaulle, avec les positions et les préventions qu’on lui connait, peut-il aborder le problème ? Evidemment, l’Algérie s’insère dans la question générale des rapports entre la France et toute l’Afrique du Nord. Mais cet ensemble encore souhaité par Bourguiba, est-il possible d’en agiter le principe, du fait de l’actuelle situation du Maroc ? En réalité, de Gaulle, qui ne peut pas se démentir, et qui ne peut donc pas négocier avant le cessez-le-feu, paraît vouloir faire connaître ses intentions directement à un homme d’Etat qui a la confiance du F.L.N. De Gaulle ne recevra Ferhat Abbas que pour consacrer un accord, même provisoire – mais un accord qui suppose le cessez-le-feu.
Trois points
Sachant que Bourguiba et le F.L.N. sont catégoriquement contre le préalable « cessez-le-feu », de Gaulle envisagerait-il une autre formule avec le chef d’Etat tunisien ? Cela dépend surtout des positions actuelles du gouvernement français devant les dernières réactions secrètes ou publiques du F.L.N. On sait en effet que plusieurs personnalités politiques ont procédé à des missions de sondage. Les résultats de ces missions circulent à Paris. Je n’en ferai état que pour autant qu’ils recoupent des réponses à des questions que j’ai eu moi-même l’occasion de poser directement, à des membres du F.L.N. sur trois points au moins, on possède des précisions importantes :
1° Le F.L.N. accepte que l’Algérie et la France soient associées à une certaine procédure pendant une période donnée. Les organes de cette association seraient des commissions mixtes comprenant des ministres français et algériens. Leurs compétences s’étendraient aux questions diplomatiques, militaires, économiques et culturelles. Après la période transitoire, le référendum aurait lieu pour accepter, modifier ou rejeter l’association.
2° L’armée française devra être progressivement évacuée jusqu’à ce que les effectifs ne soient plus supérieurs à ceux qui existaient en 1954 lors du déclenchement de l’insurrection. Parallèlement, le F.L.N. démobiliserait les maquis.
3° Pendant la période transitoire, l’exécutif algérien sera présidé par Ferhat Abbas et contiendra des ministres européens. Des tribunaux mixtes pourront assurer la juridiction en attendant l’installation d’un système algérien. Le choix offert aux minorités de s’intégrer dans la nation algérienne ou de jouir d’un statut d’étranger éventuellement privilégié ne pourrait intervenir qu’après le référendum.
Sur ces trois points, voici donc des positions connues. Pour la première fois le bulletin de la fédération de France du F.L.N. est adressé aux Européens d’Algérie sur un ton et avec une ouverture d’esprit que les observateurs spécialisés trouvent révolutionnaires. Il reste des difficultés considérables, sur la composition de l’exécutif (et de sa direction), sur le Sahara – que le F.L.N. refuse de séparer de l’Algérie – etc. Mais le principe de l’expérience chère à de Gaulle d’une association provisoire dont les Algériens seraient à même d’apprécier à terme les bienfaits ou les méfaits, ce principe paraît accepté et c’est capital.
Avant la rencontre de Gaulle Bourguiba, un certain terrain a donc été déblayé. C’est pourquoi, à Paris, le chef de l’Etat tunisien pensera plus à rapprocher de Gaulle des Algériens qu’à s’entremettre.
L’Express – 9 février 1961
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